1996, Petrarca, musique vocale
Durée : 16′
Effectif : chœur mixte 6 voix, 2 soprani, mezzo-soprano, ténor, baryton, basse
Texte : sur des poèmes de Pétrarque
Commanditaire : Festival de Perpignan
Création : 22 novembre 1996, Perpignan aujourd’hui musiques, Ensemble Vox nova, dir. Nicolas Isherwood
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Notice
Écrit dans l’esprit madrigaliste par un compositeur du XXe siècle épris de polyphonie Renaissance et de contrepoint fleuri du premier Cinquecento italien, Petrarca pour six voix mixtes a capella (deux sopranos, mezzo-soprano, ténor, baryton, basse) se nourrit de l’un des domaines chers Suzanne Giraud. Passionnée de littérature, le compositeur signe avec ce polyptyque écrit en 1996 l’une des œuvres vocales les plus délicates et sensibles du répertoire. Pensionnaire de la Villa Médicis de 1984 à 1986, Suzanne Giraud composa cette pièce somptueuse sur cinq poèmes extraits de la première partie du Chansonnier de Pétrarque au cours de l’été 1996 à la suite d’une commande du Festival de Perpignan pour l’ensemble Vox Nova dirigé par le chanteur Nicholas Isherwood.
« Je suis imprégnée de madrigaux et de culture du XVIe siècle, reconnaît Suzanne Giraud. J’ai enrichi le contrepoint ancien, que j’ai enseigné cinq ans au Conservatoire de Paris, des procédés d’écriture actuels comme la décomposition de certains mots, l’ajout de phonèmes et de micros intervalles posés sur certaines notes pour en étoffer la tournure modale dans une échelle qui prend en compte la notion de spectre sans être pour autant une écriture spectrale ». Se retrouve ainsi dans cette œuvre le figuralisme propre au madrigal et le madrigalisme de Luca Marenzio à Claudio Monteverdi. « En écrivant Petrarca, se souvient le compositeur, je renouais avec l’esprit humaniste qui poussait les madrigalistes à reprendre un poète vivant deux siècles plus tôt, d’où une œuvre mettant l’art à la dimension humaine, les affects plus que le ravissement (qui est fin XVIIe) et posant l’homme et ses passions comme mesure de l’infini. Chez Pétrarque, se trouve encore l’idée médiévale qui confond la multitude humaine dans le monde et face à Dieu, la notion d’individu n’apparaissant qu’à la Renaissance. Au Moyen-âge, la vie compte peu face aux épidémies, aux catastrophes, à Dieu, alors que la Renaissance détachera l’homme de Dieu, et ce qui l’en détache ce sont ses affects, ce qui incite à la transposition des symboles entre l’humain et le divin ».
Lorsque Pétrarque, florentin de souche, mais né à Arezzo, écrit les sonnets réunis dans Il Canzoniere (Le Chansonnier), il aime Laure de Nores, fille de famille patricienne de douze ans sa cadette d’une grande beauté et réputée pour sa vertu. Il l’avait rencontrée à l’âge de vingt-cinq ans, le 6 avril 1327, en l’église Sainte Claire d’Avignon, et il allait s’ensuivre un amour qui devait rester platonique, mais que le poète vivra intensément jusqu’à la fin de ses jours, longtemps après la disparition de sa mie. « Laure, écrira Pétrarque, résista à ses désirs et aux miens ; elle ne voulut pas céder à mes assauts, encore que ceux-ci fussent si nombreux et si variés qu’ils fussent parvenus à attendrir un cœur de diamant. Quand elle me vit brûlant de tous les désirs des sens, elle me quitta au lieu de se rendre à mes prières ».
Cette mise en musique d’un poète du XIVe siècle par un compositeur du XXe proposant une relecture actualisée du madrigal du XVIe siècle est également le fruit d’un parcours émotionnel propre à son auteur. Suzanne Giraud met en effet relief les mots qui lui paraissent les plus éloquents par des traitements musicaux spécifiques. Chacune des cinq pièces campe volontairement un paysage sonore et un procédé différents, mais l’ensemble du recueil est conçu pour former un tout articulé de façon cohérente.
À l’origine de la partition de Petrarca, le plan des cathédrales romanes qui part du centre au cercle, et évolue du cercle au carré, soit l’idée de la quadrature du cercle. L’œuvre se présente ainsi en cinq pièces distribuées en deux parties, l’une ayant la forme d’un triptyque l’autre d’un diptyque, le morceau médian représentant le centre d’où partent quatre fleuves en autant de directions, celles des points cardinaux. Reliés entre eux, ces fleuves forment soit un cercle, soit un carré, associant ainsi deux symboles, le divin et l’humain. L’axe de la partition est la note ré, alors que le poème repose sur trois mots, « amor », « al cor » et « mortal », ce dernier formant une assonance réunissant « mor » (de « amor ») et « al » (de « al cor »). Ces mots sont les seuls à être octaviés, les autres étant exposés à l’unisson. « Amor » gouverne le cycle entier. Les poèmes ont été, en partie, choisis autour de ce mot. Il n’est absent, que du troisième, et, à chacune de ses apparitions, il est mis en valeur par un traitement qui le fait trancher du reste et qui assemble les six voix.
Dans le troisième volet de l’œuvre, « Amor » s’efface au profit du terme « Filosofia », philosophie, vertu dans le sens de la virtù romaine. Le quatrième morceau résonne des rires et des pleurs du poète, le cinquième de ses plaintes douloureuses sur la longueur du chemin à parcourir et la brièveté de la vie, et plus ce volet s’approche de sa conclusion, plus la musique exalte les affects. « Mon interprétation des affects, dit le compositeur, m’incite à considérer le carré terrestre comme le symbole des rencontres, alors que le centre, point de départ de toute chose édifice divin, idée de Dieu, conscience de l’humain est allégorie de l’immobilité ».
Les cinq morceaux qui constituent Petrarca sont donc assemblés selon un tout cohérent. Au début de l’œuvre, Amour, qui se montre très désagréable, a pris sa flèche, et, à la fin de la cinquième partie, délivre son secret qui est le privilège pour les amants d’être affranchis de toute servitude humaine, puis il se fait aimable, allant jusqu’à recommander aux amants de vivre sans contrainte. Le climax ou sommet d’intensité de la partition se situe en son troisième volet, sur Povera e nuda, vai la Filosofia, l’appui étant l’ut grave (note d’or) de la basse sur sbandita (banni) et monte jusqu’au contreré de la soprano sur Povera (Pauvre). À deux reprises, les voix de mezzo-soprano et de basse sont mises en valeur par des cadences solistes.
Bruno Serrou