2002, Le Bel été, duo, musique vocale, musique de chambre
Durée : 8’
Effectif : baryton et piano
Textes : Yves Bonnefoy
Commanditaire : La Péniche Opéra
Création : 23 mai 2003, La Péniche Opéra, Matthieu Lécroart, baryton et Emmanuel Olivier piano
Edition Musicale Jobert (Edition Musicale Henri Lemoine)
Notice de Le Bel été
Le sonnet Le bel été d’Yves Bonnefoy a inspiré à Suzanne Giraud son premier cycle de mélodies pour voix et piano. Si, pour cette compositrice éprise de littérature et qui hésita un moment entre musique et lettres, la poésie est une fidèle compagne, elle ne l’avait jusqu’à présent mise en musique que dans des œuvres échappant au cadre mélodique classique. Cela dès Voici la lune (1982/1986) pour mezzo-soprano, flûte et piano sur un poème de Michel Leiris, bientôt suivi de La dernière lumière (1985) pour soprano, flûte, clarinette, cor, deux percussionnistes, piano, violon et violoncelle sur un texte d’Ivan Goran Kovacic, Bleu et ombre (1993) pour voix et contrebasse dont elle a elle-même signé le poème), Envoûtements III (1997) pour soprano, clarinette et percussion sur des vers de Jeremy Drake, et To One In Paradise(1999) pour mezzo-soprano et orchestre sur un poème d’Edgar Poe que l’on peut considérer comme une grande mélodie avec orchestre, Petrarca (1996) pour six voix mixtes tenant du madrigal, enfin Qu’as-tu vu dans le vaste monde ?(2002) pour baryton, trompette piccolo et ensemble qui illustre la poésie de Mellin de SaintGelais.
Aujourd’hui, alors qu’elle termine son second opéra, Le Vase de parfums sur un livret d’Olivier Py, Suzanne Giraud n’hésite pas à se confronter au genre de la mélodie avec piano, tradition qui ne lui pèse nullement. « Je ne peux dire que ce soit pour moi une grande nouveauté, un bouleversement ou une révolution, confie-t-elle. J’en ai tellement écrit et pastiché dans les exercices du Conservatoire que je m’y sens comme chez moi. La mélodie est riche d’une très grande histoire, et si l’on peut parler de la mélodie française comme d’un produit typé, il est également possible de l’inclure dans la grande famille lied-mélodie pour voix et piano. Elle appartient à l’aube de ma vie de musicienne, tant j’ai déchiffré et joué de lieder en famille au cours de mon adolescence ».
Née à la musique à l’âge de quatre ans sous le piano de son père jouant Mozart, Haydn et Bach, Suzanne Giraud a découvert le lied en commençant vers treize ou quatorze ans à en déchiffrer quantité de pages au piano, accompagnant sa sœur, dans la totalité des lieder de Schubert, Schumann, Brahms et Wolf, avant Fauré, Debussy, Chabrier, Duparc… Ce n’est pourtant pas dans cette lignée que se situe la compositrice dans le cycle Le bel été. « En fait, précise-t-elle, je me rapproche plutôt de l’Antique et du retour à l’Antique, un de mes sujets favoris, grande querelle de la fin du XVIe siècle, d’abord la musique, ensuite les paroles ou le contraire. Giulio Caccini (15501618) a pris parti pour la primauté des paroles, et je penche de son côté. Tout comme sa fille Francesca, il prônait le retour à l’Antique, sans doute un lieu commun parce qu’il s’agit en fait d’une relecture et d’un prétexte pour faire du neuf. Comme pour Caccini, il s’agit aussi pour moi du résultat de ce que j’ai pu en découvrir, ainsi que d’une quête personnelle ». C’est pourquoi, dans la mélodie, le texte se doit de rester constamment intelligible, la compositrice le mettant en relief au sein de tournures qui résultent de la façon dont elle le ressent, cela avec le langage qui lui est propre.
Forme en arche
Né à Tours le 24 juin 1923, Yves Bonnefoy est l’un des grands poètes de notre temps. Pourtant, son œuvre entière se place à contrecourant de la production contemporaine, tant l’écrivain se refuse à l’autonomie formelle de l’œuvre d’art. Sa poésie se situe entre deux mondes, une présence qui s’est dissipée, mais que la nostalgie ne suffit pas à restituer, et un univers qui est à venir. Ce qui a attiré Suzanne Giraud vers ce poète est sa distinction et son recul. « Je ressens son art comme exceptionnellement vrai, mû par un travail soutenu, une antériorité réelle, et qui se fonde sur un très grand classicisme tout en étant d’aujourd’hui. Dans Le bel été se trouvent à la fois ce concept récurrent et un très grand et paradoxal mystère entre l’expression et le contenu ».
Du Bel été écrit en alexandrins, Suzanne Giraud a tiré cinq mélodies de durées inégales qu’elle a structurées en un cycle en forme d’arche, la cinquième renvoyant à la première et la quatrième à la deuxième. La mélodie centrale, la plus développée des cinq, est indépendante puisqu’elle possède son propre matériau, cela, bien qu’elle reprenne les trois appels du titre Le bel été scandés dans la mélodie initiale, en fait le prologue du recueil, le concept de cycle évoquant pour la compositrice l’idée de boucle, la dernière strophe du sonnet sur laquelle se fonde l’ultime mélodie faisant office à la fois de dernière strophe et d’envoi. « Dans la structure poétique classique, rappelle Suzanne Giraud, l’envoi est la dernière partie d’un poème. Cet envoi, souvent interpelle le lecteur ou met l’accent sur ce qui est en suspension, le cœur du poème ou l’instant qu’il évoque. Et aussi, il referme le livre ».
Le poème choisi par Suzanne Giraud joue de l’ambiguïté. « Il s’y trouve un mystère, et ma musique en découle et l’exprime jusqu’à l’adhésion, convient la compositrice. Mais je n’ai pu percer ce mystère, et je n’ai d’ailleurs pas cherché à le résoudre, tant ce sentiment est riche et particulier, surtout dans l’ambiance de l’écriture de cette œuvre ». Étrangement, Le Bel été a les élans d’un Voyage d’hiver estival. « Yves Bonnefoy, précise Suzanne Giraud, joue ici de l’équivoque entre le chaud et le froid ainsi ai je porté, par exemple, l’indication “comme figé par le froid” sur la partition. Peut-être est-il question ici de deux êtres qui s’aiment et passent ensemble un dernier été avant que l’un ou l’autre ne meure. Mais, à la fin, l’on sent qu’il ne s’agit pas de cela, et l’on s’interroge sur ce que ce poème peut bien signifier. Le mystère reste entier. Je pensais, en composant sur ces vers, à l’expression “une belle catastrophe !”… Cette irruption soudaine du “tu” est-elle l’indice de l’arrivée inopinée d’une autre personne ou le poète se parle-t-il à lui-même ?… Et qu’en est-il de la formule “Tu aimas” qui traduit une certaine relation au temps et intrigue de plus en plus, jusqu’à la fin ?… »
Le piano lyre antique
Ce recueil, de huit minutes trente, achevé le 27 novembre 2002, répond à une commande de La Péniche Opéra, qui organise tous les ans « Le Printemps de la Mélodie ». Il est devenu prétexte à une vague de créations de compositeurs d’aujourd’hui à qui Mireille Larroche, directrice de ce navire amarré quai de la Loire dans le XIXe arrondissement de Paris, demande des mélodies nouvelles afin de faire perdurer un genre réputé désuet. « J’ai réussi à échapper à cette idée, se félicite Suzanne Giraud, ne connaissant par exemple ni les mélodies de Francis Poulenc ni celles de Reynaldo Hahn, le hasard ayant voulu que je n’entre jamais en contact avec elles ».
Longtemps hantée par la voix de mezzo-soprano, Suzanne Giraud semble s’attacher pour l’heure à celle de baryton, puisqu’elle vient d’écrire coup sur coup Qu’as-tu vu dans le vaste monde ? et Le bel été, auxquelles il convient d’ajouter 11 Duos pour clarinette et violoncelle, le registre de ce dernier instrument étant proche de celui du baryton. Pianiste de formation, la compositrice n’a que peu écrit pour son instrument. Le rivage des transes (1991) pour deux pianos et deux percussionnistes, et Zéphyr (1999) pour piano seul, ainsi que quelques pages dans des pièces pour ensembles. « Pour Zéphyr, se souvient elle, j’avais envie du grand beau piano qui sonne plein et de renoncer aux procédés abondamment utilisés par John Cage et poussés jusqu’en leurs ultimes retranchements par George Crumb, entre autres. Mon projet était de jouer du piano avec les doigts et de le faire sonner ample. Dans Le bel été, en revanche, je traite le piano comme une lyre antique. Dès le début du recueil, le pianiste pince les cordes, debout devant le clavier, maintenant la pédale enfoncée, et le choix des cordes jouées crée un mode dont les sons sont fixés dans un étagement qui constitue, en outre, un ordre d’apparition et de retour avec des pôles précédant et prolongeant les interventions de la voix, tout en ponctuant le texte ».
Le piano, toujours grand ouvert, joue de la résonance, la voix n’apparaissant jamais à l’arrière-plan, l’instrument intervenant rarement en même temps que le chanteur. Quant aux quarts de ton qui constituent l’une des propriétés de son style, Suzanne Giraud y recourt ici avec vigilance. « Dans mon système, les quarts de ton sont faciles à chanter parce qu’ils s’inscrivent naturellement dans un complexe sonore fait pour cela. Si le chanteur écoute, ce qui est le cas de tous les bons chanteurs, il s’appuie dessus et le quart de ton est exposé logiquement et naturellement ».
Presse
Le Bel été, ResMusica
[…] Suzanne Giraud, a jeté son dévolu sur des vers d’Yves Bonnefoy (né en 1923), l’un des grands poètes de notre temps dont l’œuvre entière tend à réunir passé et présent empreints de nostalgie. C’est précisément ce que Suzanne Giraud a su délicatement restituer dans Le Bel été, sonnet écrit en 1958, année de la naissance de la compositrice, et publié dans le recueil Hier, régnant désert.
Quoiqu’elle s’en défende, renvoyant son interlocuteur dans les arcanes des techniques compositionnelles, les alliages subtils des harmonies du piano et les méandres de l’écriture vocale, la musicienne est parvenue à pénétrer jusque dans la plus secrète intimité du poème pour en extraire l’essence envoûtante et mystérieuse. Une essence qui lui a inspiré une musique troublante et ensorceleuse aux élans de tendre et nostalgique confession.
Il n’en demeure pas moins que ce cycle de cinq mélodies se développant sur dix minutes, s’impose par son syncrétisme dès les premières notes exposées par le pianiste jouant des cordes en résonance comme d’une lyre antique. Alors que le baryton, tête tournée vers le piano, entre à son tour en résonance, sollicitant les harmoniques dégagées par les cordes tout en chantant par trois fois « Le bel été » exprimé tel un lamento ou un appel interrogateur sonnant dans le vide, comme pour laisser présager une catastrophe immanente. […]
Au-delà du non-dit
Dans la vision de Suzanne Giraud, le premier vers du sonnet d’Yves Bonnefoy, « Le feu hantait nos jours et les accomplissait », s’ouvre sur une grande résonance dans le registre grave du piano, qui soutient et ponctue un chant à la fois tragique et consolateur. […] Le discours reste constamment mélodieux, clairement compréhensible, et l’on sent combien Suzanne Giraud aime le mot, la phrase qu’elle laisse respirer, prendre souffle et ampleur, se déployer et se resserrer.
Le piano commente la sombre vision de « la mort sur le toit de nos chambres », et s’éparpille en craquements légers comme la glace qui se rompt sur les premiers mots du vers, « Le froid ne cessait pas ». La mélodie centrale, la plus développée du recueil, débute dans un climat pesant, voire menaçant, sur le premier vers « Ce fut un bel été, fade, brisant et sombre », tandis que le baryton retourne vers l’instrument pour entrer en résonance, comme dans le prologue, puis le piano s’emporte en de légers glissandi sur toute l’étendue du clavier suggérant la douceur de la pluie sur le vers « Tu aimas la douceur de la pluie en été ».
De retour à son pupitre, le chanteur expose avec une douceur empreinte d’une gravité auréolée de lumière blafarde le troisième vers de cette deuxième strophe « Et tu aimas la mort qui dominait l’été ». Ici, l’écriture de Suzanne Giraud relève le texte, qui s’éteint sur le terme « cendre » enveloppé de grands accords du piano qui suggèrent un espace insondable. Comme pour étouffer un souvenir douloureux ou trop cher pour être dévoilé (« Cette année-là, tu vins à presque distinguer », écrit le poète), le pianiste introduit la troisième mélodie jouant de la main droite sur le clavier et étouffant, de l’autre main, les cordes, les sonorités faisant alors penser à un luth. Puis le grand son du piano se fait entendre sur d’amples accords qui rappellent plus ou moins Zéphyr que Suzanne Giraud a composé en 1999.
Le dernier vers s’éveille sur les résonances lointaines de la lyre obtenues en grattant les cordes, et introduisant « Ainsi le soc déjà mordait la terre meuble » qui inspire à Suzanne Giraud une musique d’une stupéfiante beauté. Le piano se fait ici extrêmement retenu, grave, avant que le transport de « l’ivresse d’avoir peur sur la terre d’été » ne traverse la chair de l’auditeur, emporté par la splendeur de l’appel tenu sur l’ultime voyelle du mot « été ». Alors, le piano joue de nouveau des cordes grattées, qui s’éteignent sur l’infini de leur résonance. Et l’on sait, depuis Bleu et ombre, composé en 1993 pour contrebasse et voix sur un poème dont elle est également l’auteur, combien Suzanne Giraud a saisi ce qu’est la peur qu’elle a réussi à exorciser
Bruno Serrou