Suzanne Giraud

Envoûtements V

2001, Envoûtements V, musique de chambre

Durée : 13’30’’

Effectif : Guitare et quatuor à cordes

Commanditaire : Proquartet, Ars Musica et GMEM

Création : 2 mars 2002, Château de Fontainebleau, Caroline Delume, guitare et le quatuor Diotima 

Edition Musicale Jobert (Edition Musicale Henri Lemoine)

Presse

Envoûtements V, La Lettre du musicien

Si l’on fait abstraction de la pléthore de productions scéniques mêlant différents supports musicaux, danse, cirque et image, l’édition 2002 du Festival des musiques d’aujourd’hui, réalisée par l’équipe du GMEM, a été marquée par un portrait en cinq volets de Tristan Murail, venu de sa retraite américaine pour rythmer les différentes déclinaisons de sa trajectoire de compositeur. […]

Dans Tellur, Murail appelle le geste flamenco pour épuiser les ressources de l’instrument. Le 2e Quatuor de Lachenmann est une autre démonstration physique d’un genre voué à l’exploration de la modernité depuis Beethoven.

À cette référence au classicisme (Gluck, Haydn) s’associait une autre forme en trompe-l’œil, celle proposée par Suzanne Giraud dans son cinquième volet des Envoûtements, déjà créé à Bruxelles et Fontainebleau. On perçoit ici le cadre sonore de l’idiome baroque. Jouant sur l’osmose et le contraste entre le quatuor et la guitare, donc entre cordes frottées et pincées, Giraud se livre dans la section centrale à une intéressante expérience en désaccordant brièvement la guitare avant de s’adonner à une exubérance instrumentale du type finale de concerto grosso. Les interprètes ont parfaitement maîtrisé cette complexité technique et esthétique. C’est là aussi un enseignement du programme de cette année. […]

Pascal Huynh, La Lettre du Musicien n° 270

Envoûtements V, Diapason

Envoûtements V de Suzanne Giraud (ce beau titre évoquant à la fois des opérations surnaturelles et la rigueur d’une construction en cintre) est une partition d’un superbe classicisme. La forme en est audible à tout moment, bien qu’elle soit complexe. Dans cette œuvre, le compositeur exploite peu de gestes, qu’il introduit un à un, qu’il combine et qu’il cherche à épuiser. L’idée du temps qu’il propose est des plus séduisantes : il faut toujours remettre sur le métier. De fait, la continuité est ici prégnante, épousant le dessin de l’arche, mais sans cesse remise en question. La guitariste Caroline Delume et le Quatuor Diotima ont donné une version de ces Envoûtements qui correspondait au projet de Suzanne Giraud : scrupuleuse du détail, prodiguant l’ivresse quand elle était réclamée. Magique en un mot. […]

Dominique Druhen Diapason n° 492

Envoûtements V, Críticas y Reseñas

Après la première de l’opéra de Tomás Marco, […] je vais parler de la moitié la plus intéressante de la programmation du festival, partie dont est issu ce prodigieux concert.

Le quatuor Diotima fut fondé en 1996 par des étudiants des conservatoires de Paris et Lyon, et doit son nom à l’œuvre Fragmente Stille, an Diotima de Luigi Nono, réaffirmant de cette manière son fort engagement dans le répertoire contemporain. Il est composé de membres de l’orchestre de Paris, de l’Ensemble l’Itinéraire, de l’Orchestre national de France et de l’Ensemble Intercontemporain, tous sont de formation française jusqu’au bout des ongles, et gagnants de second prix en divers concours, comme il est de rigueur parmi les grands musiciens de chambre.

Ils ont apporté à Alicante un programme central en deux œuvres d’impact énorme : d’un côté la première en Espagne de Envoûtements V de Suzanne Giraud, pour guitare et quatuor à cordes, un spectaculaire et difficile exercice de combinaison et contraste de sonorités entre la corde pincée et la corde frottée, avec des éléments d’indétermination fermement contrôlés et une écriture rythmique de force énorme. 

Et d’autre part, l’hallucinant second quatuor à cordes de Helmut Lachenmann, intitulé Reigen seliger Geister (danses des Esprits Bienheureux), tout un précis des effets que l’on peut extraire de deux violons, un alto et un violoncelle, depuis le chuchotement quasi inaudible que l’on obtient en frottant une corde qui n’émet aucun son jusqu’au fracas violent du plectre attaquant les cordes. Mais ces inquiétantes danses dont le développement peut rappeler par moments les enregistrements de psychophonies, sont avant tout d’une qualité musicale et d’une difficulté telle qu’elle donne un nouveau sens à la parole humaine. L’interprétation du Quatuor Diotima fut, simplement, magnifique, d’un contrôle technique implacable et d’une musicalité absolue, bien que ce concept diffère beaucoup de ce qui est habituel dans une œuvre comme celle-ci.

[…] À tous les niveaux (sélection du programme, qualité des interprètes et résultats artistiques) ce concert s’avéra être le meilleur de toute la première partie du festival […].

Mikel CHAMIZO, traduction française par Pascal JEANBLANC

Suzanne Giraud, compositrice en liberté, L’Humanité

Il y a peu de femmes compositrices, (ou compositeures comme disent justement et joliment nos amis québécois), et la musique contemporaine ne fait pas exception. Rencontre avec Suzanne Giraud, musicienne, créatrice reconnue, auteure d’un catalogue d’œuvres passionnantes qui vont de pièces solistes à de grandes ouvres pour orchestre, soliste et chœur.

Son parcours ne nous éclairera guère sur les raisons qui écartent des femmes de cette activité, puisqu’elle dit n’avoir rencontré, en tant que femme, aucun obstacle particulier autre que les embûches qui guettent tout artiste à ses débuts, notamment les classiques, mais fortes réticences familiales. « Fille aînée d’une fille aînée, dit-elle, j’étais l’ouvreuse, j’avais l’initiative, je n’ai jamais eu à croire que les garçons étaient les plus forts. Je m’impose naturellement, sans faiblesse, mais sans aucune hargne ».

Après de brillantes études musicales à Strasbourg, un poste d’enseignante à 18 ans, l’apprentissage du piano, du violon, de l’alto, elle traverse une crise « étouffement », et décide de tout recommencer, de se « resculpter en adulte » et débarque à Paris en ayant tout largué, emploi, famille, appartement, avec, en ligne de mire, la composition musicale.

Reprenant sa formation avec minutie, cette minutie qu’elle gardera dans ses compositions, elle fait un parcours étonnant, qui est à lui seul une synthèse des grands courants de la musique d’aujourd’hui. Conservatoire, écriture, analyse, les grands studios, prix de Rome, rencontre avec Franco Donatoni, l’un des grands pédagogues de l’écriture : amitié avec Giacinto Scelsi, l’un des compositeurs les plus fascinants du siècle, cours de Tristan Murail, passage par Darmstadt, et surtout, elle est jouée presque tout de suite. Et ce parcours étonnant, qui pourrait passer pour de l’indécision esthétique tant sont différents les musiciens qu’elle fréquente alors, n’est sans doute que la fiévreuse conviction qu’il faut aller vite vers son langage à elle, mais qu’elle ne fera pas l’économie d’absorber le siècle musical d’abord.

Depuis, elle produit un catalogue d’œuvres, où l’on voit bien qu’aucune technique ne lui est étrangère, mais où il faut bien admettre qu’elle n’est adepte d’aucune par-dessus les autres. Au sein d’une même ouvre, des cascades jaillissantes résolument sérielles peuvent avoir pour fond un nuage de sons tout à fait spectral. Elle a appris par ailleurs, peut-être de Tristan Murail dont c’est une ligne de force, à travailler avec des instruments des effets sonores découverts dans l’électronique. L’étrangeté et l’inventivité ouvertes par cette technique sont étonnantes.

Le cycle des envoûtements

On ne parlera pas ici de toute l’œuvre de Suzanne Giraud. Mais la création récente d’Envoûtements V, à Fontainebleau, est l’occasion de retracer cet important cycle en cours de constitution.
Envoûtement I, pour violon solo, a été créé par Irvine Arditti à Strasbourg, dans le cadre du festival Musica. Cette pièce, faussement agressive, vraiment inquiète, est un parcours plein de légèreté et de fantaisie, mais le monde dans lequel Suzanne Giraud nous fait voyager n’est pas tendre, lui. Cette ouvre, assez acrobatique à jouer, Irvine Arditti la parcourt avec toute l’apparence de l’aisance, mais c’est peut-être, en définitive, l’habileté du chirurgien qu’il nous démontre avec un archet scalpel qui découpe les sons comme on découpe des chairs nues

Envoûtements II est un bel exemple de ces mélanges de techniques mentionnés plus haut. Pendant que la flûte « fait du son », avec des nappes tremblantes, des notes répétées, le marimba, donne de ces jaillissements sonores qui, pour n’être pas ici des séries à proprement parler, n’en sont pas moins issues de l’esthétique sérielle. Plus tard, les rôles s’inverseront sans qu’on s’en rende compte immédiatement. La pièce est encore, c’est peut-être une caractéristique de Suzanne Giraud, une oscillation entre sérénité et angoisse, entre calme nocturne et agitation diurne.

Si Suzanne Giraud se réfère sans cesse à Mozart, qui a bercé son enfance, comme la référence en matière de science musicale, à l’écoute on songe plutôt à Bach, pour ce mélange de science harmonique d’une grande sensualité, et cette architecture sonore arachnéenne qui caractérise sa musique. Et si la référence aux autres arts est toujours présente chez elle, peinture, poésie, notamment, l’invocation de l’architecture est explicite dans les Envoûtements et l’allusion aux voûtes cisterciennes va bien à cette amoureuse de la musique ancienne.

Envoûtements III, pour voix, clarinette et percussions, créé à Dresde en 1997 par l’Ensemble Accroche Notes, est un de ces bijoux où la rencontre d’un compositeur et de ses interprètes est en parfaite adéquation. Très représentative de son auteure, cette pièce de colère, aurait pu se nommer « Dies Irae » tellement elle porte, au-delà de sa délicatesse apparente, un élan, une fureur d’être au monde peu commune.

Telle est en effet Suzanne Giraud. Voix douce, gestes mesurés, sourire discret, mais détermination absolue quant à la musique. Elle compose comme un samouraï. Envoûtements IV, créé par le Quatuor Arditti, en témoigne par un je-ne-sais-quoi d’implacable, au-delà du bonheur harmonique qu’il donne, et qui témoigne avec tendresse d’un monde où la tendresse est absente.

[…] La création d’Envoûtements V, de Suzanne Giraud, termine donc ce concert. Ce « perpetuum mobile » ouvre un univers de souvenirs, parfois nostalgiques, parfois douloureux, un parfum évoque fugitivement Steve Reich, la pièce est traversée de respirations douloureuses, d’éclats de voix, de cris anciens. Par instants, on est proche du Hörspiel radiophonique et la guitare, toujours discrète, mais toujours présente, déstabilise l’écoute par instants, comme pour donner de la distanciation à l’auditeur. Au total, une pièce superbe, une atmosphère entêtante, inquiétante, qui donne bien à entendre les complexités de la nature multiple et secrète de Suzanne Giraud.

Marc Bachaud

Proquartet invite la guitare, Concertonet.com

Fontainebleau– Salle des colonnes du Château, 3 février 2002 – Elliott Carter (Changes – Quatuor n° 5), Wolfgang Amadeus Mozart (Quatuor K. 387) Jean-Sébastien Bach (Suite pour luth BWV 997 – transcription pour guitare) Suzanne Giraud (Envoûtements V)

Caroline Delume, guitare – Quatuor Diotima

Programme d’une parfaite symétrie pour ce concert donné au Château de Fontainebleau, dans la remarquable acoustique de la Salle des colonnes, sous les bénéfiques auspices de Proquartet : deux pièces pour guitare, l’une classique, l’autre contemporaine, et deux quatuors, l’un classique, l’autre contemporain, viennent former comme un écrin pour une cinquième pièce, création associant la guitare et le quatuor, qui vient couronner le tout.

[…] L’association entre un quatuor à cordes et une guitare a, c’est le moins que l’on puisse dire, été fort peu pratiquée (Boccherini, Castelnuovo-Tedesco) jusqu’à ce jour. Précédée d’un atelier-concert luxueusement pédagogique – avec mise à disposition, pour une somme modique, de la partition – la création d’Envoûtements V de Suzanne Giraud avait donc de quoi tenir en haleine. D’autant que le compositeur poursuit ainsi le processus amorcé avec les précédentes pièces éponymes, Envoûtements I à Envoûtements IV, dont le numéro désigne à la fois l’ordre de composition et le nombre d’instruments requis. Cette rencontre entre le quatuor et la guitare n’est pas seulement le fruit du hasard ou d’un assez redoutable défi (assurer l’équilibre entre les archets et les cordes pincées) : non seulement le compositeur a déjà deux quatuors à son actif, dont Envoûtements IV, mais l’écriture récente d’une pièce pour guitare, Éclosion (1999), a également inspiré le souci de ne pas laisser perdre l’expérience acquise à cette occasion, tant il est délicat d’écrire pour cet instrument lorsqu’on ne le pratique pas.

Par « cercles d’envoûtements » successifs, la construction est fermement établie et déterminée minutieusement par l’harmonie des proportions architecturales des édifices de la Renaissance ou par la section d’or, comme chez Bartok ou Berg. Si les quatorze minutes se déroulent de manière continue, deux parties, chacune formée de deux sections, n’en apparaissent pas moins clairement, chaque section ayant son tempo, ses thèmes – exposés puis progressivement atomisés – et ses techniques propres (glissandos,…)

La première partie pourrait, en quelque sorte, s’apparenter à une exposition. Car l’envoûtement prend corps dans la seconde partie, deux fois plus développée, d’abord dans de spectaculaires glissandos, puis dans un tourbillon rythmé qui trouve sa résolution, perdendosi, sur un mi suraigu du violon accompagné par des accords répétés des autres instruments. Au fil de ce parcours, l’esprit de Bartok et celui – est-ce la guitare ? – de Falla semblent se rencontrer. Deux compositeurs qui, eux aussi, portant très haut l’exigence de leur art, ont toujours su se concentrer sur l’essentiel.

Simon Corley

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