1991, Crier vers l’horizon, concerto, ensemble
Durée : 10′
Effectif : Basson et ensemble
Commanditaire : Ensemble Intercontemporain
Création : 25 février 1993, Paris IRCAM, Paul Riveaux, basson ; EIC, dir David Robertson
Édition Musicale Salabert (Durand-Eschig)
Notice de Crier vers l’horizon
Commande de l’Ensemble Intercontemporain, qui en a donné la création mondiale à Paris le 25 février 1993, avec Paul Riveaux en soliste et sous la direction de David Robertson, Crier vers l’Horizon est un concerto pour basson (ou fagott) soliste et orchestre (ou ensemble). Celui-ci se compose de deux flûtes, deux clarinettes, deux timbales et des instruments à cordes.
Dédié à Jeremy Drake, dont Suzanne Giraud allait mettre l’un des poèmes en musique en 1997 dans Envoûtements III (œuvre pour soprano, clarinette et percussion, troisième volet de la série des Envoûtements), Crier vers l’Horizon exhale un climat de mélancolie immédiatement perceptible et très prenant.
Dans cette œuvre, l’instrument soliste émet une longue plainte qui s’élève, solitaire, vers un horizon que l’orchestre, qui l’accompagne, enveloppe et amplifie. L’ensemble instrumental matérialise, pour le chant du basson, une ligne de fuite sonore qui le conduit jusqu’au cri vers un espace de solitude sans recours, expression d’affliction et débordement d’un appel trop longtemps contenu, confinant à la violence.
Conçu en un seul tenant, ce « chant de la plainte » se développe en de longues phrases qui évoquent les stances d’un poème en quatre strophes d’inégale longueur. La première partie se déploie sur deux d’entre elles. Après une courte introduction dynamique de l’orchestre, l’instrument soliste expose paisiblement une première succession de phrases qui se projettent dans le lointain créé par le soutien des cordes dans le registre grave, progressivement relayées par les timbales, les clarinettes et les flûtes alors que la tension s’accroît. Le deuxième segment se subdivise en quatre plages les phrases solistes grondant telle une rivière souterraine au cœur même de la masse des instruments de l’orchestre et deux apogées, l’un au comble d’une forte tension, l’autre se présentant tel un écho du premier. Une cadence explorant l’extrême aigu dans une nuance pianissimo assure la transition vers le finale, qui compte deux périodes. La première s’appuie pour l’essentiel sur un dialogue violon solo/timbales, la seconde conduit à une culminance, immense explosion de l’orchestre entier qui s’apaise sur un dialogue instruments graves/timbales. L’œuvre s’achève alors en une douce ritournelle d’adieu.
« Il a souvent été attribué au basson soliste un rôle comique, grotesque et sautillant, écrit le compositeur dans la préface de sa partition achevée le 28 août 1991. Or, l’idée de départ de cette pièce était précisément de se démarquer de ce cliché et de mettre en valeur l’aspect mélancolique du timbre de l’instrument, le côté émouvant et fragile de ses aigus. C’est pourquoi, dans un souci de contraste et de dialogue, les interventions de l’orchestre entier forment pour lui répondre des interjections denses, tranchantes ou violentes, reléguées aux confins de l’horizon lorsque le basson apparaît, afin d’en laisser la couleur, dans toute sa délicatesse et dans toute sa subtilité, jeter son chant en solitaire ».
La lyrique de Crier vers l’Horizon naît du dessin, qui évoque le souffle, et de son amplification en arcs. La courbure des phrases est directement liée à l’évolution en intensité de la plainte, depuis la sourde confidence jusqu’à l’expression la plus radicale d’une solitude désespérée, portrait sans fard du ressenti même du compositeur.
Bruno Serrou
Entretien avec Suzanne Giraud
Paris, Cité de la musique, 23 mai 2002
Dans le cadre de la saison 2001-2002 de l’Orchestre National de Montpellier, Suzanne Giraud a accordé à Bruno Serrou un entretien sur son Concerto pour basson et orchestre « Crier vers l’horizon », interprété Salle Pasteur de l’Opéra-Berlioz de Montpellier le 8 juin 2002 à 17 h par Magali Cazal (basson) et la Philharmonie de Chambre de l’Orchestre National de Montpellier dirigée par Friedemann Layer.
Suzanne Giraud a réservé la primeur de cet entretien à Resmusica.
— Qu’est-ce qui vous a incitée à dédier votre première œuvre concertante au basson ?
L’Ensemble InterContemporain, après une première œuvre, Contrées d’un rêve, en 1987, m’a commandé un concerto dans le cadre d’une série de pièces concertantes destinées aux instrumentistes de l’ensemble les moins souvent sollicités sur le devant de la scène. Dans ce dessein, les responsables de l’ensemble avaient dressé une liste d’instruments, basson, cor, tuba, entre autres[…]
— Le basson, quoique le plus grand des bois, est un instrument relativement discret, souvent employé pour son aptitude au comique, mais rarement utilisé en solo…
On trouve un certain nombre de solos, de concertos. Dans le répertoire symphonique, on lui confie souvent des motifs sautillants. Il est aussi le grand-père dans Pierre et le loup de Serge Prokofiev. Les compositeurs recourent généralement au registre grave, au staccato, au côté grotesque. J’ai été tentée par la possibilité de développer le contraire. Je me suis attachée à l’aigu du basson, sans pour autant me priver d’utiliser sa tessiture jusqu’à l’extrême grave. J’ai souhaité travailler des arcs mélodiques qui tendent de plus en plus vers l’aigu, dans une expression à l’opposé du grotesque, c’est-à-dire en insistant sur l’aspect mélancolique de l’instrument, tendu dans la plainte.
[…] Crier vers l’horizon est en fait un cri solitaire vers un horizon qui renvoie à la solitude.
[…] – Revenons au titre. Pourquoi Crier vers l’horizon ?
Ce titre, qui m’est venu à l’esprit pendant que je composais, n’est pas le « cri » pris dans son acception violente, mais dans le sens de jeter une plainte. Je pensais cependant au tableau d’Edvard Munch, le Cri, peint en 1893. Cette œuvre est tragique si l’on considère la période où elle a été réalisée, tant elle est prémonitoire. En revanche, ma pièce n’est pas une prémonition de massacres ou autres, mais un cri jeté. En fait, l’espoir est sous-jacent, car il s’agit de jeter un cri pour voir si quelqu’un répond, un cri qui peut se faire très triste si seul l’écho se manifeste.
— Mais, contrairement à la Question sans réponse d’Ives, Crier vers l’horizon se conclut sur une lueur d’espoir.
Mon œuvre s’achève sur un solo de violon, comme avec un cœur qui danse.
[…]
— Cet instrument serait-il comme un clown triste…
Ce n’est pas un clown ! Je n’ai pas voulu à tout prix aller contre le traitement habituel du basson. J’ai écouté Vivaldi, Mozart, dont les pages pour basson m’ont servi de déclencheur, m’incitant à me dire que je l’entendais de telle et telle façon. J’ai également pensé à certaines couleurs de Stravinsky dans lesquelles le basson est très étiré dans l’aigu, ne serait-ce qu’au début du Sacre du printemps. Mais il y a aussi d’autres œuvres de Stravinsky où l’on trouve comme des mélopées où le basson est traité dans le suraigu, et c’est ce qui m’a soudain intéressée. […]
— Cette œuvre, concentrée sur dix minutes d’une densité extrême, est bouleversante. Ce qui est remarquable dans votre musique, c’est que l’on y perçoit clairement à la fois la douleur et la foi en la vie.
Comme deux compagnons sur une même route… Il se trouve en effet dans ma pièce l’expression d’une douleur qui peut rejoindre la violence, mais elle y va progressivement. Au début, elle est plutôt lancinante, puis elle s’accentue vers la violence et revient au lancinant. Il s’y trouve aussi, ce que je pourrais présenter comme son pendant, une foi en la vie ou un hommage à la vie, voire le dévoilement d’une source de vie cachée.