2008/2012, Caravaggio , opéra
Durée : 2h15′
Effectif : mezzo-soprano, contre-ténor, Ténor, Baryton, Basse, chœur de chambre, orchestre baroque/moderne
Livret : Dominique Fernandez & Suzanne Giraud
Dédicataire/Commanditaire : Opera-théâtre de Metz-Métropole
Création : 6 avril 2012, Metz, Maria Riccarda Wesseling, Philippe Jaroussky, Anders J.Dahlin, Alain Buet, Luc Bertin-Hugault, Les Siècles, François-Xavier Roth, Chœurs de l’Opéra de Metz
Notice Caravaggio
Un opéra tout entier consacré au Caravage, à sa vie singulière et violente au sein de la Rome pontificale du début du XVIIe siècle, au clair et à l’obscur, au cri et au sang qui jaillissent de ses toiles, voilà l’idée qui me possède depuis le temps où, résidant à Rome, je fus saisie de fascination pour ce peintre.
La rencontre avec Dominique Fernandez et la découverte de son roman, La course à l’abîme, ont donné lieu à ce projet spontané et enthousiaste d’écrire ensemble pour la scène un opéra qui soit le résultat de nos passions conjuguées.
Caravaggio utilisera un orchestre et des voix baroques, une action violente à l’image de cette vie si mystérieuse, si tourmentée et la musique, peinte, sculptée dans cette matière, dans le langage et l’ambiance qui feront trait d’union entre le personnage d’hier et l’émotion d’aujourd’hui.
Suzanne Giraud
Extrait de l’émission « Au Diable Beauvert » du 12 janvier 2014, présentée par Thierry Beauvert – Invité : Philippe Jaroussky
Suzanne Giraud, interview France Musique – Opéra Caravaggio
Presse
Caravaggio, Crescendo
Philippe Jaroussky parle avec plaisir de ce rôle, dans lequel il semble s’être déjà plongé avec enthousiasme :
« J’ai été très honoré d’apprendre que Suzanne Giraud avait été inspirée par ma voix. Je respecte beaucoup son travail et maintenant, ma responsabilité, c’est de me montrer à la hauteur de son ambition. […] Je désirais travailler avec Suzanne Giraud. Elle avait déjà créé un rôle pour moi auparavant, mais nous n’avions pas pu mener le projet à son terme. Quand elle m’a proposé ce nouveau rôle, j’ai tout de suite accepté. […] Pour moi, ce rôle est un défi fantastique, une manière de casser cette image de “voix d’ange” qui me colle à la peau. Car Caravage est loin d’être un ange ! C’était un challenge à relever. Je pense aussi que le choix d’un contre-ténor pour ce rôle est indiqué, justement pour exprimer ce jeu de clair-obscur des tableaux de Caravage. La voix fait passer la lumière, exprime la fulgurance du génie, tandis que la musique et l’histoire dépeignent l’obscurité ».

Magnum Opus, Concerto.net
C’est à Metz, sa ville natale, que Suzanne Giraud (née en 1958) présente la création de son deuxième opéra, Caravaggio. Deuxième, car huit ans après Le Vase de parfums sur un livret et dans une mise en scène d’Olivier Py, elle n’a inscrit entre-temps dans cette section de son catalogue que des pages de bien moindre ambition et de dimensions nettement plus modestes : une courte pièce pour enfants, Le Singe, la Banquise et le Téléphone portable (2005), puis une pochade surréaliste sous-titrée « opéra minuscule », Neuf-cent-vingt-six et demi (2010). Durant son séjour à la villa Médicis (1984-1986), le compositeur a eu le privilège de rencontrer Giacinto Scelsi, mais bien sûr aussi la possibilité de découvrir in loco la peinture italienne, notamment celle du Caravage (1571-1610). Quelques années plus tard, l’académicien Dominique Fernandez consacrait au tumultueux artiste un roman, La Course à l’abîme (2002). Entre deux passionnés de cette civilisation et des relations entre les arts, le courant ne pouvait que passer et ils ont tous deux travaillé à élaborer le livret d’un opéra en quatre actes, simplement intitulé Caravaggio.
De la Rome de Clément VIII à une plage toscane sans oublier l’épisode maltais, sa vie agitée aurait suffi à le poser en candidat sérieux à la succession de Mathis le peintre et de Vincent (van Gogh), mais pas plus que ses prédécesseurs Hindemith et Rautavaara, ce n’est évidemment pas le seul aspect de nature à intéresser Suzanne Giraud : outre les préoccupations esthétiques du Caravage, adepte d’un naturalisme qui choqua les autorités religieuses en son temps, elle trouve dans ce sujet historique une nouvelle occasion de satisfaire une préoccupation qui lui est chère : le dialogue entre la musique d’aujourd’hui et celle du passé, qui sous-tend une grande partie de son travail créatif et constitue même une dimension essentielle de certaines de ses œuvres, comme Petrarca ou Qu’as-tu vu dans le vaste monde ?. A cet égard, la note d’intention reproduite dans le très maigre programme de salle, qui ne fournit même pas la biographie des interprètes, est on ne peut plus claire : elle y expose son « projet de lier […] le visuel et le sonore – faire sortir le son des tableaux – par l’utilisation des instruments représentés dans les peintures et des modes de jeu de leur époque comme matière sonore à sculpter et à porter, avec [ses] moyens de compositeur d’aujourd’hui, sur le devant de la scène, mais en aucun cas comme un pastiche ».
La présence de l’univers baroque est d’ailleurs évidente : l’orchestre, dépourvu de violons, mais enrichi de couleurs anciennes, intègre violes de gambe, petit orgue, luth, théorbe et clavecin (ces trois derniers amplifiés), tandis que la plupart des rôles, à commencer bien entendu par le rôle-titre, tenu par Philippe Jaroussky, échoient à des chanteurs spécialisés en tout ou partie dans ce répertoire.
Mais la référence va bien au-delà de ces signes extérieurs, le compositeur revendiquant l’héritage de certaines techniques (« voix doublées par les instruments, en s’approchant de ce qui se faisait à l’époque, voix pures et instruments peu vibrés ») et estimant que « le son produit par la manière ancienne de jouer peut être rapproché de celui de la technique spectrale (qui m’a marquée comme compositrice) comme l’un des prolongements envisageables et actuels de ce qui était obtenu au XVIIe siècle en terme de son, avec la recherche d’une fusion harmonique favorisée par les modes de jeu employés à l’époque, qui tendait vers l’utilisation des cordes vibrantes et des tuyaux sonores dans leur plus grande longueur ».
Les scènes se succèdent dans l’ordre chronologique depuis l’arrivée du héros à Rome jusqu’à sa mort après ses frasques maltaises et napolitaines : ne serait-ce que par ce propos de caractère narratif, Caravaggio se prête davantage au respect des conventions inhérentes au genre que Le Vase de parfums. Mais ce choix est assumé avec panache, à l’image de ces puissantes interventions chorales au tout début et à la toute fin de l’opéra, à la façon d’un chœur antique prenant à parti le spectateur pour annoncer ce qui va suivre puis tirer les enseignements de ce qui a été montré. Le fait que cette création ne soit hélas donnée qu’en version de concert contribue également peut-être à évoquer un oratorio, mais ne doit en réalité nullement dissimuler l’essentiel : dans un avenir qu’il faut espérer proche, il y a bien là une superbe matière pour un metteur en scène et un scénographe. Cela étant, Caravaggio passe sans peine l’épreuve de la réduction à ses seules qualités vocales et instrumentales : les voix, bien que placées sur scène parmi les musiciens de l’orchestre, ne sont jamais obligées de forcer et, surtout, l’attention, durant ces deux heures et cinq minutes, est sans cesse relancée par une grande variété de climats, entre violence noire et pages chambristes d’un intense raffinement, retrouvant aussi ces instants suspendus et berceurs, hors du temps, qui étaient déjà ceux de To One in Paradise.
Privilégiant la mise en valeur du texte, au point de rendre le sur-titrage superfétatoire, l’écriture vocale ne se refuse pas au lyrisme et à l’expression, bien au contraire, et ménage, fait assez rare à notre époque pour devoir être souligné, des ensembles allant du duo au quintette, agencés avec une remarquable maîtrise. L’idée consistant à faire appel à un contre-ténor pour le rôle-titre ne s’inscrit pas seulement dans le retour en grâce de cette tessiture auprès des compositeurs contemporains parallèlement à sa redécouverte dans la musique baroque – dans Le Vase de parfums, Suzanne Giraud avait elle-même confié à un contre-ténor les rôles de l’ange et de l’esprit. Car l’ambiguïté inhérente à cette voix sied à merveille au Caravage, à sa séduction délétère et à sa réputation sulfureuse, mi-ange mi-démon, mi-artiste mi-voyou, entre palais cardinalices et bas-fonds. Et Philippe Jaroussky incarne le personnage avec une gourmandise et une sensualité réjouissantes : malgré quelques blancs très passagers, il s’impose dans une partie luxuriante et ornementée, s’inspirant de la vocalité baroque sans l’imiter naïvement.
Les quatre autres solistes, endossant chacun plusieurs rôles, se révèlent eux aussi excellents, de la mezzo allemande Maria Riccarda Wesseling, qui campe deux figures de courtisanes fréquentées par le peintre, au ténor suédois Anders J. Dahlin, avec son timbre à la fois cristallin et melliflu, en passant par le baryton Alain Buet, aussi à l’aise en cardinal qu’en grand maître de l’Ordre de Malte, et la jeune basse Luc Bertin-Hugault. Il convient enfin de saluer l’engagement du Chœur de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, préparé par Jean-Pierre Aniorte et installé dans les baignoires du premier balcon, et la prestation des Siècles, l’ensemble idéal pour une partition fusionnant les époques stylistiques et instrumentales, sous la direction précise et passionnée, comme à l’accoutumée, de François-Xavier Roth.
Avec ce Caravaggio, Suzanne Giraud offre assurément une belle réussite, à ce jour sans doute son magnum opus.
Simon Corley
Caravaggio, Altamusicas
Excellente surprise que ce Caravaggio donné en version de concert à l’Opéra de Metz. Suzanne Giraud réussit là où d’autres échouent : bon livret, remarquable équilibre scène-fosse et musique d’une impressionnante variété de climats. Philippe Jaroussky incarne un Caravage à la fois génie et mauvais garçon, et trouve là de nouvelles couleurs inouïes.
On pouvait craindre le pire : un opéra de deux heures trente donné en version de concert, par une compositrice qui n’avait jamais écrit une œuvre aussi longue. Il n’en est rien, Caravaggio est une excellente surprise.
Après le Vase de parfums, son premier opéra d’après une pièce d’Olivier Py, Suzanne Giraud s’est rapprochée d’un nouvel écrivain, Dominique Fernandez, pour un résultat autrement probant. Créé sans mise en scène à l’Opéra de Metz, Caravaggio s’inspire du roman la Course à l’abîme, qui raconte la vie turbulente du peintre romain avec une action et un langage sans fioritures.
Dès l’introduction, l’ambition de la compositrice saute à la gorge. Il y a même quelque chose du Messiaen de Saint François d’Assise dans ce chœur énumératif qui décrit avec une force peu commune les préjugés qu’on attribue à la vie du Caravage. La réussite de Giraud tient précisément dans sa volonté de s’en tenir à un opéra en bonne et due forme.
Ici, nul fleuve symphonique où un orchestre s’extrait de la fosse comme dans le récent Akhmatova de Mantovani, pas non plus de préciosités maniéristes dans l’écriture vocale comme dans la toute fraîche Cerisaie de Fénelon. Giraud alterne les épisodes avec une grande variété de climats. La vie tumultueuse du Caravage est racontée ici non à la manière d’un biopic avec scène finale gore (le peintre meurt décapité), mais plus au travers des différents tableaux qui ont jalonné sa vie et qui sont donnés ici à revivre.
L’orchestre, où cohabitent instruments baroques et modernes, n’a rien du gadget. Au contraire, le mélange des sonorités apporte une sécheresse d’intonation, une vivacité et une étonnante diversité de couleurs.
On regrettera en revanche des scènes d’épanchement amoureux où la rigueur de l’écriture se montre brusquement scolaire et étouffante. De même, la trajectoire de l’opéra est si tendue qu’on en vient à déplorer une scène finale superflue, la précédente s’achevant sur la décapitation formant un final autrement saisissant.
Au niveau du langage, on se trouve à la croisée des chemins : magnifique thème en quart de tons qui revient à la manière de Berg, grands interludes instrumentaux, mélodies archaïsantes à la Saariaho, résonances spectrales avec un hommage appuyé aux Quatre chants pour franchir le seuil de Grisey, vélocité héritée du maître de Giraud, Franco Donatoni, sans que ces références modernistes n’étouffent une action passablement sulfureuse.
À la grande différence des ouvrages lyriques vus récemment, Caravaggio n’a rien d’expressionniste ou d’uniment planant. Au contraire, le spectateur est accompagné et se voit ménager des pauses bienvenues. Ni sérielle, ni spectrale, ni néo-tonale, Suzanne Giraud est créatrice indépendante et à ce titre, ne s’assujettit pas à une esthétique monochrome.
L’autre grande réussite de la soirée tient dans son interprétation. Sous la direction experte de François-Xavier Roth, les Siècles se montrent une nouvelle fois impressionnants de précision et de ductilité. L’équipe vocale est fortement caractérisée.
Outre les interventions impeccables de Luc Bertin-Hugault et Alain Buet, on garde en mémoire l’émouvante Maria Riccarda Wesseling dans les rôles d’Anna et Filide, la subtile méchanceté du ténor Anders Dahlin dans le rôle de l’amant du Caravage, et surtout, Philippe Jaroussky qui, dans le rôle-titre, trouve ici un magnifique emploi.
Avec une réelle gourmandise des mots de la langue française, le contre-ténor brosse le portrait d’un personnage profondément libertaire et indiscipliné, aux antipodes de l’angélisme souvent associé à sa vocalité dans le répertoire baroque.
Au final, nous voici face à un excellent ouvrage, dont l’impact pourrait être démultiplié par une mise en scène. Sujet en or, équipe vocale étincelante, chef et orchestre parfaits, qu’attendent les théâtres pour programmer Caravaggio dans les saisons à venir ?
Laurent Vilarem
La voix du Caravage, La Croix
Comment évoquer en musique une personnalité aussi flamboyante et paradoxale que celle de Michelangelo Merisi (1573-1610) dit Il Caravaggio – le Caravage ? Comment rendre perceptible à nos oreilles la fulgurance de son œuvre, violente et sensuelle, mais aussi d’une ineffable tendresse et d’une profonde humanité ? « Son univers éveille en moi des sonorités extrêmement fortes et contrastées, à l’image du clair-obscur de sa peinture », confie la compositrice Suzanne Giraud dont l’opéra Caravaggio a été créé à Metz, les 6 et 8 avril derniers.
Lors d’un séjour de deux années à la Villa Médicis à Rome, la musicienne s’est enivrée des nombreuses toiles qui ornent les musées et églises de la ville, admirant Madeleine pénitente et David brandissant la tête de Goliath (auquel Caravage donne son propre visage), Saint Matthieu écrivant sous la dictée de l’Ange ou la Sainte Famille reposant durant la fuite en Égypte… Vint ensuite une rencontre avec l’écrivain Dominique Fernandez, lui aussi féru d’Italie baroque et auteur d’une biographie romancée du peintre génial, La Course à l’abîme. Le livret de Caravaggio, adapté de l’ouvrage publié en 2006, a d’ailleurs été écrit par Suzanne Giraud et Dominique Fernandez. Il ne retient que quelques épisodes du parcours du peintre, de ses premiers éclats romains à sa mort tragique.
L’art du clair-obscur
Pour incarner l’artiste, dont on sait par maints rapports de police qu’il fut mêlé à de violentes rixes et dû fuir Rome après une sombre affaire de meurtre, la compositrice a choisi le timbre gracieux à l’aigu cristallin du contre-ténor Philippe Jaroussky. « Cela m’intéressait de confier ce rôle de mauvais garçon, mais immense créateur à un chanteur à la voix d’ange ! On associe Philippe à des personnages beaucoup plus éthérés, voire célestes, qu’il interprète à merveille, mais je voulais que son art lumineux soit aussi confronté aux abîme ».
Écrit sur mesure, le rôle convient magnifiquement au chanteur qui y déploie sa souple vocalité, aussi bien dans les passages élégiaques que dans les instants d’angoisse ou de cruauté. Son Caravage traînant dans les rues de Rome à la recherche de visages et de corps réalistes qui deviendront les modèles de ses personnages bibliques, est habité par le désir de mêler la vérité à l’art. Fasciné par la beauté trouble des jeunes garçons qui posent pour lui afin de gagner quelque argent, il les transforme en anges ambigus ou en Saint Jean Baptiste provocant. Des visions effrayantes de sa propre mort nourrissent ses angoisses et ses excès.
Baroque et moderne accordés.
Autour de lui, quatre excellents chanteurs, à la diction impeccable, endossent plusieurs rôles avec la même conviction que Philippe Jaroussky. Particulièrement inspirée et touchante, la soprano Maria Riccarda Wesseling est tour à tour Anna et Filide, deux prostituées qui, elles aussi, seront magnifiées par le pinceau de Caravage. Les revêtant de robes damassées et mordorées, tressant leur chevelure brune ou rousse, il les métamorphose en saintes somptueuses, émouvantes ou hautaines.
Suzanne Giraud brode une ligne vocale claire et ductile sur une trame instrumentale d’une grande sensualité, riche de mille couleurs et ambiances. L’orchestre associe habilement les violons, trompettes ou bassons modernes et les sonorités baroques du théorbe, de la flûte ou du clavecin. La texture s’épaissit ou s’allège avec une grande virtuosité, selon que Caravage songe aux beaux anges de ses rêves ou s’emporte contre un commanditaire frileux qui lui reproche la hardiesse de ses compositions ou la saleté bien prosaïque – mais sans doute si vraie – des pieds de son saint Matthieu !
Longue vie à Caravaggio !
Relatant l’action ou s’impliquant plus directement, un chœur mixte intervient aux moments clefs de l’œuvre. Les chanteurs du Chœur de l’Opéra-Théâtre de Metz comme l’Orchestre Les Siècles « mordent » dans cette partition ambitieuse et exigeante avec détermination, portés par la direction précise et énergique de François-Xavier Roth. Comme à son habitude, le chef prend soin de ne jamais couvrir les voix des chanteurs, même dans les pages les plus enflammés et sonores.
Donné en version de concert, dans l’attente d’une éventuelle mise en scène – peut-être au Théâtre des Champs-Élysées à Paris lors d’une prochaine saison ? – Caravaggio parvient déjà à « faire image » sans l’apport du jeu, des décors, des lumières et des costumes du théâtre. La musique donne à voir les tableaux précisément décrits ou seulement évoqués. Finalement, rien ne dit qu’une représentation explicite n’enfermerait pas l’auditeur dans une vision moins libre, moins poétique. Il reste cependant à souhaiter que cette partition forte et le travail de tous ses interprètes puissent maintenant se diffuser en France et ailleurs…
Emmanuelle Giuliani
Caravaggio, DiapasonMag
Le Caravage est de ces artistes dont la vie tumultueuse, faite d’excès et de déboires, semble tout droit sortie d’un roman picaresque, sujet idéal d’un livret d’opéra ! La compositrice Suzanne Giraud s’en empare dans son Caravaggio créé en version de concert à Metz, mêlant esthétiques moderne et baroque. […]
L’effectif orchestral, mêlant instruments modernes et anciens, fait de l’ensemble Les Siècles le medium idéal du projet. De cet atout, Suzanne Giraud tire des alliages, des relais et des métamorphoses graduelles de timbres peu communs. […]
La polyphonie vocale est au centre de cet ouvrage ambitieux. Avec une belle maîtrise, la compositrice réserve au chœur un style plutôt vertical et aux ensembles (du duo au quintette) une écriture contrapuntique au raffinement tout madrigalesque. […]
Qui mieux que Philippe Jaroussky pourrait incarner, par sa tessiture si particulière, contrastée, le peintre du clair-obscur ? À ses côtés, une jolie distribution qui compte notamment la sensuelle Maria Riccarda Wesseling et le baryton Alain Buet, accoutumé à jongler avec les styles, tout comme l’orchestre Les Siècles et son chef François-Xavier Roth. Une vie de peintre en musique : le jeu en vaut la chandelle ! […]
Philippe Jaroussky, dont la familiarité avec les inflexions baroques est l’une des forces, campe avec justesse et évidence un Caravage tout en clair-obscur, génie lumineux aux mœurs troubles. »
Metz : Caravaggio, à la découverte du baroque spectral, ResMusica
Passionnée de peinture italienne, la compositrice Suzanne Giraud a eu la belle idée de consacrer un opéra entier à la figure du Caravage, à sa vie agitée au sein de la Rome pontificale du début du XVIIe siècle, mais aussi à son œuvre picturale et surtout aux liens que cette dernière entretient avec la musique.
L’idée de Suzanne Giraud est ainsi de créer des sonorités fortes et contrastées à l’image du clair-obscur qui se dégage de la peinture du grand artiste italien, dont pas moins de quatre tableaux connus représentent des instruments de musique, et tout particulièrement des instruments à cordes : L’Amour vainqueur, Le Repos pendant la fuite en Egypte, Le joueur de luth, Le Concert. De manière à « faire sortir les instruments du tableau », pour reprendre les termes de Suzanne Giraud, et « leur restituer […] leur composante audible fantasmée », la compositrice n’hésite pas à recourir aux timbres des instruments baroques – notamment les cordes pincées, sans compter les voix… – visant à reproduire les sonorités de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle. Volontiers de style contrapuntique, et veillant tout particulièrement à ne jamais couvrir les voix, cette musique toujours élégante, quoique parfois violente, rapproche ainsi les techniques d’écriture dites baroques du domaine spectral, dont Suzanne Giraud a également été proche pendant une période de sa vie artistique. Il en résulte une partition d’une grande originalité, aux sonorités souvent envoûtantes dans leur recherche de timbres et de rythmes, étonnante dans son approche à la fois moderne et traditionnelle.
On sera moins clément avec le livret de Dominique Fernandez, souvent confus dans sa narrativité, parfois ridicule dans la trivialité de certaines répliques, et dans l’ensemble assez maladroitement adapté de son beau roman La Course à l’abîme. Si l’on se demande si un tel texte supporterait une véritable mise en scène, on rêve pour le moins d’une mise en image – projection avec animations des grandes toiles du maître italien ? scènes d’atelier ? de muséographie ?– qui puisse soutenir et renforcer le propos musical.
Rien à redire en revanche sur l’interprétation absolument magistrale des artistes réunis sur le plateau. Les solistes, tous dotés d’une excellente diction, sont parfaitement convaincants dans les divers rôles qu’ils incarnent. Luc Bertin-Hugault fait valoir de beaux phrasés dans ses quelques rôles de composition, Alain Buet donne vie et profondeur à ses différents personnages, la flamboyante Maria Riccarda Wesseling apporte une sensualité toute féminine aux rôles d’Anna et de Filide. On notera dans le peloton de tête l’excellente haute-contre Anders Dahlin, particulièrement à l’aise dans la partie de Cecco. Enfin, Philippe Jaroussky se jette à corps perdu dans le rôle du peintre maudit, dont il parvient à faire ressortir toutes les ambiguïtés. Entre l’ange et la bête, c’est évidemment le premier qui domine, car le « mauvais garçon » ne sera jamais, malgré tous ses efforts, l’emploi naturel de notre contreténor national… Ce dernier n’en affronte pas moins avec hardiesse une partie écrite sur mesure, mais qui expose néanmoins sans complaisance les fragilités de son instrument. Un grand bravo pour cette redoutable prise de risque !
Rompu à la direction de la musique baroque, François-Xavier Roth tire de l’ensemble orchestral Les Siècles les couleurs les plus riches et les plus variées, à l’image du chiaroscuro du peintre ainsi mis à l’honneur.
Une belle réussite qui fait honneur à la création contemporaine.
Pierre Degott